L’encrassement des services (ou pourquoi vos plate-formes performent de moins en moins)

Michèle devant son ordi, rayonnante, puis 15 ans plus tard, Michèle, bien déçue de devoir payer pour plein de trucs qui se faisaient tous seuls avant!

(Ben oui je garde mes ordis longtemps. Même mon dernier cri est un PC de… 2014 ! )

Encrassement?

L’encrassement est une baisse de qualité des services au fur et à mesure qu’une entreprise ou un application devient dominante, formant un monopole. S’applique pour tous les domaines, mais surtout les grandes plate-formes de réseau sociaux. En anglais, le mot est enshittification.

Le processus suit trois étapes claires :

1- D’abord, la plate-forme est légère, rapide, amicale, et sert efficacement ses utilisateurs-clients, qui affluent.

2- À mesure qu’elle grossit, la plate-forme avale ses concurrents et devient *indispensable* pour ses utilisateurs (Amazon, quelqu’un?), mais ceux-ci voient leurs conditions s’affaiblir au profit de clients d’affaires (les vendeurs) que la plate-forme veut aussi retenir.

3- Une fois le monopole établi et la compétition kaput, la plate-forme alourdit ses services et devient nettement moins amicale pour les acheteurs ET pour les vendeurs.

Les gens ont du mal à quitter la plate-forme malgré les conditions de plus en plus lourdes, avec plus de frais. Mais les « partenaires d’affaires » (les vendeurs, qui sont aussi dépendants de la plate-forme), y goûtent aussi, subissant une augmentation des frais (de publicité par exemple) pendant que le plate-forme pige allègrement dans le pot.

Mes plates formes sympa… ambitionnent!

Je vis la chose avec des plate-formes que j’aimais bien avant:

  • Facebook devenu Meta, qui ajoute des barrières et des layers et rend mes communications de plus en plus invisibles à mes 1000 contacts dont ma famille éloignée. En plus il a aplani la compétition en acquérant Instagram, que j’utilise aussi.
  • Mailchimp, racheté par Intuit, vient de faire passer de 2000 abonnés à 500 pour son utilisation gratuite. Et il est devenu plus difficile à gérer, la fonction d’envoi planifié fait maintenant partie de l’offre payante, etc.
  • Twitter: ben… depuis son rachat par le gars de Tesla, la chute est dramatique.
  • Goodreads : a effacé plein de choses et mes couvertures de livres, dans mon compte.
  • Amazon (qui a acheté Goodreads by the way) a vendu mon nom et mon téléphone à des compagnies de fraudeurs qui m’appellent des Philippines pour me proposer des services coûteux sur des affaires que je fais moi-même. Le numéro est officiellement aux USA, mais les appels sont sous-traités.

Bref, on presse le citron et on empêche les gens de changer de plateforme! (Voir cet article: https://www.eff.org/deeplinks/2021/08/facebooks-secret-war-switching-costs)

J’aimerais avoir la capacité de l’auteur Cory Doctorov qui lit, lit, lit tout sur l’impact des technologies mariées à la cupidité sur nos vies et qui pond des articles judicieux. Son article sur l’encrassement (« enshittification« ) des services a attiré mon attention. Son blog récent est ici: https://pluralistic.net/ , dont je recommande la lecture, surtout qu’il n’y a aucun cookie, pixel espion, robot traceur, ou publicité. Comme sur mon propre site d’auteure.

Bon, Cory Doctorov, c’est lui: auteur de science-fiction et très avisé dans les technos. Fondateur de la Electronic Frontier Foundation. J’ai eu la chance de la rencontrer une couple de fois.

Cory Doctorov dessiné par MIchèle Laframboise

Oui, il tape avec ce clavier Steampunk avec les touches rondes sur fond noir, et je suis verte de jalousie!

D’où vient le mot Enshittification?

Cory Doctorov a inventé le mot enshittification l’an dernier (vous êtes à jour les p’tits namis!) mot que je traduis par encrassement.

« I call this enshittification, and it is a seemingly inevitable consequence arising from the combination of the ease of changing how a platform allocates value, combined with the nature of a « two sided market, » where a platform sits between buyers and sellers, holding each hostage to the other, raking off an ever-larger share of the value that passes between them. »

Quelques exemples: quand ton appli Libby ne trouve pas le livre que tu veux lire, même si la bibliothèque le possède; Quand sur Google tu dois dérouler, dérouler des écrans plein de publicités et suggestions pas rapport avant de trouver ce que tu cherches…

Les bibliothèques publiques y goûtent aussi, avec cet article: https://karawynn.substack.com/p/the-coming-enshittification-of-public-libraries

L’article sur l’encrassement porte aussi sur l’achat probable de Simon & Schuster par la firme d’investissement KKR (une firme aux pratiques douteuses qui a, entre autres, détruit les magasins Toys-R-Us*) par ce qu’on appelle poliment des leveraged buy-outs. Mais ça mériterait son propre article, alors allez voir les sources en-dessous.

Encrassement du milieu de l’édition

Comme écrivaine je surveille ce qui arrive dans le monde de l’édition.

Après son acquisition par une firme de capital de risque (private equity firm), Penguin Random House a rapidement congédié tous leurs employé-es senior et leurs correcteurs, faisant retomber sur les auteurs le coûts de révision de leur manuscrits.

D’ailleurs, nombre d’anciens directeurs littéraires ou réviseurs ouvrent leur propre agence pour proposer leurs services de révisions-direction littéraire aux auteurs qui espèrent être publiés. Oui, il y a une avance proposée, mais 1000-2000$ ou moins ne va pas payer le loyer!

Le phénomène s’observe aussi pour les éditeurs de BD qui demandent souvent le PDF de l’album déjà fini (donc tout fait sur votre temps à vous, avec vos frais mensuels de InDesign). Un phénomène d’entrainement qui a motivé ma décision de publier mes BD par ma propre maison Échofictions. Tant qu’à faire tout ce travail pour aboutir à un refus…

Ici je vous met un lien de la SFWA sur les « préditors », et les fausses agences qui vous offrent gloire et visibilité.

Et l’encrassement par le recours au privé dans la santé?

« The horror! The horror! »
–Citation de Heart of Darkness, par Joseph Conrad

L’encrassement n’épargne pas notre système de santé, même si au Canada il est public. Les sirènes du privé attirent nombre de médecins fatigués du régime public sous-financé, ou qui espèrent une vie professionnelle plus aisée.

Sauf que le secteur privé n’a pas de compte à rendre aux patients qui doivent patienter, seulement aux actionnaires des compagnies d’investissement (oh-oh…) qui se sont consolidées pour contrôler les services aux hôpitaux, l’administration, les repas… et s’en mettent plein les poches en présentant des factures élevées et en se votant des dividendes, tandis que les employés et les patients endurent des conditions de plus en plus difficiles.

Sans parler des méga-emprunts et de l’endettement. Avec tous ces millions versés par nos gouvernements aux compagnies privées, on se demande pourquoi on observe tant d’heures d’attente aux urgences…

Et aux États-Unis, la situation est pire (d’où la citation en tête de section) et les assureurs entrent dans la danse des monopoles. Un extrait parlant ici:

Now the health care system is composed of a series of gigantic, abusive monopolists – pharma, hospitals, medical equipment, pharmacy benefit managers, insurers – and they all conspire to wreck the lives of only two parts of the system who can’t fight back: patients and health care workers. Patients pay more for worse care, and medical workers get paid less for worse working conditions.

Bref, l’encrassement va main dans la main avec la privatisation. Ça mériterait aussi son article.

TL;DR:

Dans Survival of the Richest, Doug Rushkoff appelle l’encrassement “going meta”: … don’t provide a service, just figure out a way to interpose yourself between the provider and the customer.

Ma traduction: plante-toi entre un fournisseur et ses clients sans offrir de service toi-même, empêche-les de partir, rend-les dépendants, puis presse les citrons.

Quelques sources pour mieux s’outiller


Michèle Laframboise est auteure de science fiction, dessinatrice, inventrice de mèmes. Elle compte près de 20 romans et 80 nouvelles publiées, en plus de ses recueils de nouvelles chez Échofictions.

2 réponses à “L’encrassement des services (ou pourquoi vos plate-formes performent de moins en moins)

  1. Merci beaucoup pour cet article super intéressant !

  2. Et j’ai juste gratté la surface!
    Voici un bon article de Cory Doctorov, au sujet des prédateurs économiques abordés par la bande ici (en anglais hélas): https://pluralistic.net/2023/06/02/plunderers/

Laisser un commentaire