30 ans de 6 décembre servis froid

Suivre leurs traces sur le chemin de neige

Je me souviens de ma journée du 6 décembre à Poly…

Je profite de l’occasion pour saluer toutes les bonnes personnes, ami-e-s et profs de l’École polytechnique de Montréal qui m’ont accompagnée dans les années qui ont suivi. Eux et elles m’ont redonné, par leur gentillesse, confiance en l’humanité.

Ma grande amie Pascale et moi avions passé la journée à l’école le 6 décembre 1989; elle était repartie en après-midi. J’avais réussi mon test de Physique 1, et remis un devoir de dessin technique, donc j’ai quitté très tard, vers 17h15, vidée, crevée. J’étais aussi motivée par l’idée de voir ma grand-maman Laframboise qui restait en bas de Poly à l’époque.

J’ai donc appris la triste nouvelle en arrivant à mon petit appartement, quand Pascale m’a appelée. Un tireur s’est pointé à l’École polytechnique pour y descendre des femmes qu’il qualifiait de « féministes » responsables de tous ses malheurs.

C’était ma première session a Poly, qui au failli être ma dernière. Je ne connaissais pas les 14 jeunes femmes tuées, ni l’imbécile qui s’est donné la permission de se venger, et dont le nom allait être proclamé partout avec terreur ou une admiration larvée. Je me souviens qu’il faisant un temps de chien, pluie et neige mélangée, quand j’ai poussé la porte.

J’ai été incapable de dessiner pour le Polyscope pendant des mois.

Ces tirs se produisaient déjà avec une atroce régularité aux Usa. Mais une tuerie à l’arme semi-automatique n’était pas encore arrivée au Canada. Et encore moins un acte de violence ciblant des femmes aux études, qui était clairement un acte misogyne, une répression.

Ces accusations, dès qu’elles ont été murmurées par des groupes de femmes, ont vite été noyées sous le mot d’ordre des médias : un « fou », un « acte isolé », une anomalie, un blip sur le radar, quoi, retour à la normale bientôt.

Après un grand élan de sympathie envers les femmes, 24 h plus tard, les médias ont transféré leur énergie sur le contrôle des armes.

Le mot terrorisme n’avait pas effleuré une âme, douze ans avant les attentats du 11 septembre 2001… 

Aujourd’hui elles auraient inventé un tas de choses utiles pour l’humanité et auraient vécu auprès de leurs enfants, et petits-enfants…

Les Ponce-Pilate aux barricades

Un acte isolé?

Pas quand d’autres meurtres de femmes ont suivi dans l’année suivante. Pas quand les femmes amérindiennes disparaissaient dans l’indifférence générales. Pas quand d’autres groupes sociaux ont été ciblés à leur tour par la haine vociférante.

Pas quand j’ai vu, en deux jours, la réprobation et le blâme se revirer contre les victimes, ou plutôt contre les femmes visées par l’imbécile (vous noterez qu’à aucun moment je ne prononce le mot « homme » dans un contexte négatif. Pour moi, homme, c’est rien que du bon.)  

Quelques jours après les marches aux chandelles, a commencé un concert de voix de mâles frustrés qui, jusque à ce jour, ignoraient tout de la situation des femmes victimes de violences, mais qui soudain se sentaient pointés du doigt.

Les Ponce-Pilate (« les problèmes de femmes? Je m’en lave les mains! ») se sont levés et ont régné pendant des années sur les médias au Québec.

Une tourterelle triste posée sur une branche, derrière la maison
Une tourterelle triste, solitaire sur une branche gelée. C’est comme ça que je me suis sentie pendant des années.

En criant à la censure, bien sûr! Et en « mexpliquant » ce qui selon eux était ou n’était pas un « vrai » problème de femmes.

Ils règnent toujours d’ailleurs, mais leur trône qui repose sur des préjugés partagés se fissure peu à peu. Devant toute cette foule de pôvres gars qui faisaient tellement pitié à tous les micros, je peux vous garantir que très peu de femmes osaient se dire ouvertement féministes dans les années 1990.

Ma pire souffrance a été d’entendre tous ces commentateurs et quelques commentatrices blâmer les groupes féministes de « récupérer » le massacre, et ce, pendant des années. Ça sonne étrangement comme le « she was asking for it » des abuseurs.

« Récupérer », je l’entendais sur tous les médias dès qu’une femme élevait la voix contre le silence médiatique. Un peu comme si on avait prié le petit Jésus pour qu’une telle tuerie se produise! La seule chose que j’ai « récupéré », sont des cheveux blancs. (J’utilise des teintures depuis 1990.)

« On peut-tu passer à autre chose? » disait un confrère étudiant. Ben oui mon gars, moi aussi, je serais passée à autre chose, si la situation des femmes s’était radicalement améliorée.

L’humanité évolue par avancées… et par reculs. Les avancées demandent toujours plus d’efforts, de sacrifices que les glissades en arrière. J’ai écrit un poème, qu’on retrouve ici. Il a été publié dans Le Devoir, à l’époque.

Deux ras-le-bol conjugués

À la manif!

Le ressac aura duré plus de 25 ans. Puis est arrivée l’affaire Gomeshi au Canada, un cas d’agression bizarre qui a déclenché un premier ras-le-bol général chez les femmes, surtout après son acquittement. (Pour la petite histoire, ce triste individu avait envoyé, à moi et plusieurs femmes du milieu artistique, un message passif-agressif, peu avant de faire face à la justice.)

Un autre ras-le bol se dessine, celui des familles des gens massacrés, endeuillés et blessés par des tireurs honnêtes-citoyens-mais-frustrés. La Nouvelle Zélande n’a pas niaisé avec la puck en interdisant les armes d’assaut après une tuerie. Même le NRA commence à sentir la poudre qui monte au nez, et il est de plus en plus question de traiter la prolifération des armes comme un problème de santé publique.

Pour revenir à la moitié de l’humanité, il faut attendre une autre affaire de producteur qui prend ses aises pour que le mot clic #MoiAussi fasse sortir de l’ombre des tas de comportements qu’on trouvait normaux, et qui, Ô joie, ne le sont plus. Toucher ou embrasser sans consentement n’est pas plus acceptable que se décrotter le nez en public (et jeter le résidu dans l’assiette voisine).

Donc avec #MeToo le travail se poursuit, en dépit de l’opposition féroce menée par des vieux acteurs et une certaine actrice qui était tellement habituée à se faire tripoter qu’elle trouvait la exagérée la révolte des jeunes femmes. Oppression intégrée au plus profond de son être, ou réflexe de se ranger du côté du plus fort pour survivre?

Briser les barreaux des cages mentales

Depuis ma jeunesse, ma grrrrande révolte féministe a été dirigée contre des petits détails, comme les chaussures de femmes, ces talons hauts inconfortables, alors que du côté des chaussures d’hommes, tout était élégance, confort, distinction.

J’ai passé ma jeunesse en Adidas. Et en vêtements confortables.

Avant d’étudier à Polytechnique, j’avais goûté au milieu de travail, aux propos sexistes, et à toutes les attentes ridicules sur mon habillement, mes chaussures, mon absence maquillage, etc. Je gardais la certitude que l’égalité entre les sexes était un fait accompli, et que seulement quelques mononcles n’avaient pas encore eu le mémo.

J’ai aussi goûté au plafond de cristal, qui dans mon cas, a été une table lumineuse de cristal (illustration que les autrices et dessinatrices de BD comprendront.)

Évidemment, après la tuerie, les autres formes d’oppression contre les femmes dans le monde me sont apparues, un peu comme on aperçoit le fond du lac quand les vagues se calment. Et les préjugés : contre les femmes, les races non-blanches, les « queers » (l’acronyme LBGT n’existait pas encore)…

Et j’ai réfléchi au processus qui mène un individu à s’accorder la permission de se venger.

Voici cinq ans, j’ai fait part de mes réflexions à une journaliste qui m’interviewait pour dans le cadre des 25 ans de la tuerie. Malheureusement, mon entrevue sur les causes profondes n’a pas été conservée pour l’article. On recherchait de l’impact, de l’émotion. Il faut dire que je n’étais pas à mon meilleur, car à un kilomètre de là, mon excellent papa était en train de mourir à l’hôpital.

Puisqu’il faut le redire…

Le combat des femmes ne se fait pas contre des hommes (pères, frères, amis) mais plus tôt contre les constructions sociales qui perpétuent la misère et la division, et contre des habitudes mentales qui nous détruisent (nous étant : tout le monde!) avec des attentes irréalistes, lesquelles empirent nos frustrations quand nos désirs ne se réalisent pas. Et la concentration des médias n’aide pas… Un exemple ici.

Le bocal fermé

Comment notre vision se forme…

Je travaille beaucoup sur la gestion de la frustration, et comment il est facile de laisser le parebrise mental se couvrir de préjugés sur n’importe quel sujet. J’ai déjà échangé avec des anciens amis très, très fâchés, qui sont devenus « addicts » à la colère qui leur procure une jouissance. Or cette colère, cette haine, se dirige vers les taches de boue jetées sur le parebrise mental.

La vie nous égratigne. C’était un fait. Il faut prendre le temps de se guérir, de se reconstruire, au lieu de gratter la plaie qui s’infecte. Au lieu d’attiser le feu de préjugés avec de nouvelles frustrations. Internet est devenu un repaire de petits bocaux fermés qui ne voient plus les outsiders, seulement les taches informes sur la paroi vitrée.

On ne peut plus laisser des imbéciles qui s’engluent dans leur bocal de bouette impacter nos vies. Même s’ils sont au pouvoir, à la présidence d’un puissant pays ou dans les fils de commentaires haineux!

Un bon lavage de préjugés à l’eau fraîche s’impose!

Un féministe de longue date

Mon papa tout fier de sa fille ingénieure avec son anneau!

J’en profite pour vous parler d’UN féministe, qui a beaucoup fait pour moi.

Voici 5 ans, je perdais mon excellent papa Jacques E. Laframboise, qui m’a toujours encouragée à faire des études. Et qui n’avait aucun problème d’Ego quand Maman, diététiste, rapportait un meilleur salaire que lui, ingénieur. Lui nous a toujours soutenues, mes soeurs et moi, dans nos projets bien différents, sans jugement.

C’est Papa qui m’a communiqué l’amour de la science fiction, des sciences, et de la nature. C’est avec lui que j’ai observé des oiseaux au jumelles. Une marche inoubliable en forêt a été intégrée à mon dernier roman, L’Écologie d’Odi, publié chez Ada (que je lançais au salon du livre de Montréal). Ce roman lui est d’ailleurs dédicacé.

Et après…

30 ans après, on dirait que le travail est à refaire à chaque génération. Mais il y a du progrès, du moment qu’on prend le temps de se parler et d’écouter. Et de nommer les choses comme le syndrome post-traumatique qui peut durer des années. (Je surveille constamment les foules, et ne prends jamais pour acquis en partant du point A que j’arrive au point B. )

Et d’admirer enfin la sortie de 7 heures de deux femmes astronautes pour effectuer une réparation sur la station internationale.

Sortie de Polytechnique avec mon diplôme en pleine récession, je suis entre-temps devenue ingénieure des mots, bâtisseuse de ponts entre les gens. Je propage et encourage la biodiversité sociale pour faire face aux défis qui nous guettent.

Noël approche. Je vous souhaite de partager votre lumière pour construire une société où il fait bon vivre.

Un chemin de neige, en hiver...
Un chemin à poursuivre… que vos pas soient légers!

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