Une aventure de l’intrépide Lady Byrd!

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Équipée de son guide Sibley, de son chapeau d’exploratrice et de ses fidèles jumelles, Amanda Byrd poursuit les volatiles les plus insaisissables, aidant parfois une âme en peine. Pour la première fois, l’intrépide observatrice doit amener sa turbulente petite-nièce en excursion, en ce jour si tranquille de SuperBowl… elle qui préfère de loin voir un Superb Owl!

Humour et humanisme pour les amateurs d’ornithologie!


Le jour du “Superb Owl”

Une aventure de l’intrépide Lady Byrd!

Notre guide pointa du doigt en silence une des foisonnantes branches d’épinette couvertes de neige. Je n’eus pas longtemps à chercher pour découvrir le résident, son plumage crème moucheté de caramel se confondant avec le décor, et sa face un grand cœur pale marqué par les deux billes sombres de ses yeux. Cet oiseau nocturne faisait de son mieux pour éviter la violente lumière du jour.

C’était rare de voir une chouette rayée de si près, par un après-midi de février : elle se perchait à une douzaine de pieds du chemin que notre groupe d’amateurs suivait. Sa taille, environ 22 pouces de la tête à l’empennage de sa queue, faisait que je pouvais me dispenser de mes Bushnell 8×42 pour le regarder. Il me semblait que je pourrais étendre le bras pour caresser le duvet sur sa tête ronde.

Non pas que je me permette un geste aussi impoli devant ma petite nièce! Mais la première petite-fille de ma sœur n’éprouvait pas la même retenue. Elle porta ses mitaines rouges en coupe devant sa bouche, ses yeux bruns brillant de malice.

— Hou, hooou! fit-elle.

Un œil sombre comme un abysse cligna sous une paupière crème. La chouette pivota sa tête comme une tour de tank pour investiguer la source du bruit.

La plupart des chouettes et hiboux avaient des iris colorés d’un vif orange ou doré autour de pupilles rondes. La chouette rayée avait des yeux d’obsidienne, du verre noir, les iris invisibles.

Cet oiseau nocturne ne bénéficiait pas d’yeux fendus comme ceux des chats pour minimiser la lumière entrante, aussi protégeait-il ses rétines sensibles en baissant les paupières.

Ses paupières duveteuse à demi-fermées lui donnaient un air de sagesse débonnaire ou d’ennui fatigué. Certains oiseaux comme le grand hibou montrent de superbes projections qui ressemblent à des oreilles pointues, mais ce ne sont en réalité que des plumes. Celles de la chouette barrée sont aplaties contre sa tête.

 Le mouvement de la chouette excita davantage la petite Mona.

— On dirait une boule de crème glacée au caramel avec des noix!

Je frissonnai.

On peut toujours compter sur les enfants pour parler de crème glacée en plein hiver, songeai-je.

Les couleurs de cet oiseau me rappelaient plutôt ce pull de laine trop grand qu’une de mes tantes adorées avait tricoté pour moi (elle avait oublié que les années d’adolescence étaient aussi des années de croissance.) Ce pull avait été blanc cassé avec des motifs brun clair, complètement à l’opposé des couleurs festives favorisées lors des années 1960. 

Je l’avais porté pour un temps, pour faire plaisir à ma tante, et comme camouflage pour observer les oiseaux. Éventuellement, les mites le découvrirent. Ma mère défit la laine et se tricota un foulards chaud avec.

Des décennies plus tard, je portais ce même foulard pour mes excursions d’hiver; ses teintes peu agressives faisaient moins peur aux oiseaux.

J’aspirai l’air frisquet à travers le foulard. Les basses températures m’empêchaient de sentir pleinement l’odeur des pins et la neige fraîchement tombée, mais la vieille laine était imprégnée de la patience de ma mère. Je portais aussi un sac à dos plus lourd avec une bouteille thermos et une collation.

Au moins, c’était une formidable activité d’aller compter les oiseaux un dimanche de « Superb Owl », comme nous l’appelions. L’habitude de sortir voir les oiseaux en ce dimanche particulier avait été lancée dans les années 1990 par une passionnée d’ornithologie et depuis, beaucoup d’amoureux des oiseaux avaient découvert à quel point ce dimanche était calme, tant dans les bois que les parcs urbains. Les foules de promeneurs se tarissaient en ce jour.

En ce moment, mon neveu, de même que la moitié de la population des États-Unis, se vautrait sur son divan en regardant des joueurs de football aussi colorés que des oiseaux qui se disputaient une incroyable somme d’argent. Même les commerciaux coûtaient jusqu’à plusieurs millions de dollars.

Ce qui veut dire que, le jour du SuperBowl, notre petit groupe d’amateurs avait à lui seul tout ce grand parc situé près d’Albany, NY, et ses multitudes d’oiseaux, incluant nos discrètes, superbes chouettes.

— Hou, hooou!

Du moins, si un de nous arrêtait d’effrayer les oiseaux avec son enthousiasme débordant.

— Chut, lui dis-je, posant une main sur son épaule. Les hiboux dorment le jour. Toi, est-ce que tu aimerais te faire réveiller toute la nuit par des adultes bruyants?

Les yeux clairs de Mona se voilèrent lorsqu’elle comprit son erreur. Bien entendu, c’était sa première excursion d’hiver, et aussi la toute première fois qu’elle apercevait, en chair et en plumes, un rapace nocturne de si belle taille. Je lui pardonnai cette erreur de néophyte.

— Je suis désolée, ma tante, dit-elle.

Ma nièce et son mari visitaient une relation malade; ils avaient laissé à mon attention ce petit paquet d’énergie pour la semaine.

La présence de Mona avait perturbé ma routine tranquille. D’abord elle avait chassé Miss Blue de son coin de bureau favori. Ensuite, des jouets aux couleurs criardes et des figurines de Wonder Woman avaient envahi le plancher, ajoutant des obstacles à mon parcours vers la salle de bain ou la cuisine.

Mais j’avais gardé assez souvent sa mère, alors adolescente, pour établir une nouvelle routine. Ma petite-nièce appris vite à ne pas laisser traîner ses jouets dans le couloir et à ne pas tirer la queue du chat. Et elle m’aidait à essuyer la vaisselle après le souper.

Comme les adultes qui avaient prêté attention au guide, Mona leva devant son visage ses jumelles en plastique vert, de légères 7×25. Elle plissa les yeux en ajustant la roulette de la focale avec ses mitaines. (Pour moi, l’oiseau était beaucoup trop près pour la force de mes 8×42. J’aurais dû écouter mon neveu et acheter une caméra digitale.

Trouver la bonne résolution avec des mitaines demandait du travail, mais je reconnus le moment exact où ses jumelles lui donnèrent une image nette. Un soupir mélodieux s’échappa des lèvres de Mona alors que, pour la première fois de sa vie, elle observait un réelle chouette.

Les hiboux et les chouettes avaient toujours fasciné ma nièce, bien qu’elle soit de la deuxième génération après le premier film de Harry Potter.

Le virus de l’ornithologie ne s’était pas implanté dans ma famille : ma sœur y était indifférente, de même que ses enfants, mes nièces et mon neveu. Puis, un jour ce petit bout éclata comme un volcan de curiosité à la vue de mes mangeoires. Elle ouvrit les livres dans mon étagère d’histoire naturelle, buvant des yeux les illustrations. Enfin, elle a insisté et tempêté pour m’accompagner dans cette excursion (ce parc n’était pas trop loin de mon domicile).

Mona tira le bord de sa tuque tricotée —coordonnée avec ses mitaines— pour couvrir ses oreilles. Si ma sœur n’avait pas attrapé l’amour des oiseaux, elle avait en revanche hérité de notre mère son talent de tricoteuse.) Mais elle aurait dû prévoir de protéger davantage les petites oreilles contre le baiser glacé de l’hiver.

— Tu as froid, Mona? dis-je, gardant la chouette en vue.

Il faisait environ moins dix en degrés Centigrade, ce qui n’était rien, surtout quand on se tenait au soleil. Mais la légère brise qui soufflait ajoutait un facteur de froid qui abaissait la température à moins seize. Le volumineux plumage et le duvet de la chouette rayé protégeaient son corps maigrelet de la morsure du froid. Les plumes tachetées du cou donnaient l’illusion d’un foulard enroulé autour des épaules de la chouette, tandis que les longues plumes pâles et foncées tombaient en rayures sur sa poitrine.  

Parlant du froid, je détachai les rabats attaché à mon propre couvre-chef. Ils tombèrent, arrachant un cri de joie à ma nièce.

— Ha, ma tante, tu as l’air de Sherlock Holmes!

Elle gloussa.

À quelques pas de nous, un de nos compagnons, bien emmitouflé, aspira brusquement son souffle dans un gargouillement. Je me tournai dans un froissement de nylon, aussi gênée que si c’était moi qui avait produit ce son. L’habitude de me lever aux aurores m’avait instillé une révérence envers ces moments de silence. 

C’était un homme costaud enveloppé dans un épais manteau Canada Goose gris perle avec un col levé, et coiffé d’une tuque de marin qui cachait souvent une calvitie naissance.

Son équipement était de première qualité : une caméra Nikon avec un objectif gros comme un canon, assez lourd pour justifier le harnais frontal qui distribuait son poids. Dans ces grandes poches de manteau se trouveraient un carnet et un stylo pour noter ses observations, à moins que son cellulaire ne dispose de l’application Audubon.

(Mon neveu techno avait tenté en vain de me faire adopter l’application, au lieu d’apporter mon cahier de terrain. J’ai fini par faire une concession, échangeant mon guide Sibley lourds comme une brique contre une édition de poche. Toutefois, après des décennies d’observation des oiseaux, j’avais de moins en moins besoin de le consulter.) 

Son âge était lui aussi difficile à évaluer, parce que son visage hésitait entre la rondeur latente de l’adolescence et les plans définis d’un adulte. Vous pourriez faire une carrière à Hollywood avec ces yeux sombres et ces pommettes.

Mais pour le moment, les yeux expressifs de l’homme s’étaient posés sur ma petite nièce, comme s’il était surpris ou ennuyé de trouver une enfant ici.

Cette réaction m’était familière. Je lui envoyai un sourire d’excuse, mais son attention était déjà revenue sur l’objet de sa curiosité, la chouette rayée longue de 22 pouces. Il s’affaira, un œil à l’entonnoir de caoutchouc de son oculaire.

La plupart des passionnés d’oiseaux déployaient de grands efforts pour trouver un life bird, un oiseau qu’ils n’avaient jamais vu auparavant. Le corollaire qu’ils et elles éprouvaient de l’impatience envers les débutants, ou envers n’importe quelle personne susceptible de faire fuir leur précieux oiseau.

Ce qui arriva une seconde plus tard.

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Que ce fusse à cause du gloussement de Mona, ou du gargouillis de la gorge de l’homme, ou bien un mouvement provenant du fond des bois qui l’aurait alertée, la chouette rayée décida qu’elle en avait assez. Elle s’envola en quête d’un lieu plus reposant, ses ailes battant sans émettre le moindre bruit, sinon un bruissement velouté de branches frôlées.

Les chouettes n’avaient pas le choix de voler en silence. Elles ne pouvaient planer comme un aigle lors des nuits dépourvues de vent et de thermales qui poussent l’air vers le haut, elles devaient battre des aile pour se maintenir en vol. Aussi étaient-elles équipées de plumes frangées qui brouillaient les ondes sonores. 

En fait, elles avaient besoin de rester silencieuse, non pour surprendre leur proies, mais pour être capable d’entendre les très faibles sons que les rongeurs produisaient en trottinant ou creusant le sol sous quelques pouces de neige.

Je suivis des yeux le vol ondulé de la chouette jusqu’à ce qu’elle se perche sur la plus haute branche d’un arbre éloigné, avec trop d’interférence pour obtenir une bonne vue. Elle se fondait si bien au décor que je la perdis de vue aussitôt que je regardai ailleurs.

Je murmurai un silencieux désolée, soit à l’oiseau, soit au photographe. 

— Misère! s’écria l’homme, d’une voix si graveleuse que je plissai les yeux en sympathie avec ses cordes vocales. Et dire que j’étais venu depuis Toronto pour voir mon premier spécimen de chouette rayée!

Si pour lui cette espèce lui semblait rare, il n’en était rien. La chouette rayée couvrait un vaste territoire. Il aurait pu en observer une plus près de chez lui.

Évidemment, si ce type à la voix brisée avait aperçu une chouette tachetée, j’aurais grincé des dents moi aussi, car la distribution de cet oiseau, vivant dans des habitats forestiers en se nourrissant de souris arboricoles, avait été réduite par les coupes forestières. Ici, dans l’est, ils étaient considérés comme presque disparus. En identifier un susciterait un ululement de joie chez les ornithologues.

Il toussa et cligna des yeux rougis, soit par le décalage horaire ou la boisson, ou l’autre problème. Cette toux, qui aurait l’an dernier envoyé tout le monde aux abris et aux désinfectants, attira mon attention.

— Ma tante, tu crois qu’il a la « corvid » ? demanda Mona.

La petite n’avait jamais prononcé le nom de cette maladie correctement. L’horrible pandémie de Covid-19 reculait peu à peu dans le rétroviseur, mais beaucoup se poussaient loin d’un étranger qui toussait. Je m’attendais à ce que l’amateur ait un mouvement de recul, mais il haussa les épaules.

— Juste une mal de gorge, dit-il.

Puis, il souleva sa lourde caméra pour rattraper la guide et le nœud dur de passionnés.

Lors du « Superb Owl Day », les femmes qui composaient la majorité du groupe étaient soit des veuves du Super Bowl, ou des vraies veuves, comme moi. Ou encore, des célibataires endurcies comme Elaine Morris, notre guide, une vétérane qui a découvert dans les bois remplis d’oiseaux un chemin de guérison des traumatismes qu’elle avait enduré lors de son service en Afghanistan. 

Tous les amateurs d’oiseaux d’une région tendaient à se retrouver, alors je connaissais presque tout le monde de nom ou de visage, excepté l’étranger à la voix rauque, qui était également le seul homme parmi nous.

Nous voulions voir des hiboux et des chouettes, bien sûr, mais si ces rapaces ne se présentaient pas, il y avait une tonne d’autres espèces dans la région pour nous consoler. Des gros becs errants au plumage jaune, les cardinaux rouges comme Noël, les Geais du Canada gris pale, des geais bleus tonitruants nous procuraient un spectacle divertissant, sans oublier les écureuils roux incorrigibles joueurs.  

En suivant le sentier, Mona s’enticha vite d’une bande de mésanges à tête noire, avec leurs appels see-meee, et leur ricanements nasillards, han-han-han-han…

Les plus habitués passaient outre, parce qu’ils étaient sur la piste d’un oiseau plus timide. Seul l’étranger traînait du pas.

— Croyez-vous qu’on va voir une autre chouette, demande-t-il.

Sa voix écorchée, quelques décibels au-dessus des appels des mésanges, attira l’attention de ma petite nièce.

Gardant ma voix basse, je leur expliquai que les chouettes, étant des prédateurs, avaient besoin de plus d’espace pour trouver leur nourriture. 

— Elles ont besoin de se déplacer sur plusieurs kilomètres carrés, dis-je.

L’homme me regarda, avec un air penaud.

— Alors, nous n’en verrons pas d’autre?

La déception ajoutait encore plus de gravier dans sa voix.

— Pas nécessairement, dis-je. Ce parc de conservation couvre plus de trente kilomètres carrés de bois et de lacs, alors il y a sans doute d’autres chouettes.

En plus des grosses chouettes rayées et du grand hibou, des espèces plus modestes visitaient le parc, comme la chouette boréale au plumage fortement contrasté, et la petite nyctale aux grand yeux jaunes et stries chocolatées sur le devant. Sinon, le petit-duc maculé au plumage élégant et roux était un résident à l’année, et celui que je m’attendais de voir en ces bois.

Alors que je mentionnais ces autres espèce, l’homme pivota brusquement pour s’éclaircir la voix. Je perçus à nouveau cet inquiétant gargouillis. Avait-il attrapé une grippe virulente? Il ne me semblait ni fiévreux, ni rouge au visage, mais quand il se retourna, les coins de ses lèvres étaient noués.

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— Est-ce que ça va? demanda une voix.

Elaine était revenue sur ses pas dès qu’elle avait entendu l’étranger tousser. La guide était solide et large d’épaules, emmitouflée dans un anorak de duvet d’oie dont le capuchon encadrait son visage carré. Les courroies d’un lourd sac à dos s’enfonçaient dans son manteau.  

Je savais qu’elle avait été mariée jusqu’après son séjour en Afghanistan, quand une crise aigu de syndrome de stress post-traumatique l’avait conduite à l’hôpital.

Cela avait été des années plus tôt, et elle m’avait confié que c’était mieux ainsi, pour sa famille.

— Dites, ça va? demanda-t-elle à nouveau, sa voix à peine moins rauque que celle de l’homme.  

Le Canadien leva les yeux vers elle, et je le vis rougir.

— Ce, ce n’est pas une grippe, pas du tout, dit-il en bafouillant un peu. C’est ma voix normale. Enfin, maintenant.

Mona, dans un élan de service, s’approcha.

— Prenez un peu d’eau, dit-elle. Ma tante a une gourde.

Mais l’homme secoua la tête.

— Je ne peux pas boire, ça empire les choses pour moi.

— Pourquoi? Demanda Mona, sa voix flutée évoquant pour moi le ton du moquer-chat.

— Parce que, eh bien, c’est comme avaler des cubes de glaces qui, qui déchirent les coussins confortables dans ma gorge.

Elaine posa une main ganté sur son poignet.

— Vous avez brisé votre voix, n’est-ce pas, Al?

Bien entendu, elle avait noté les noms de tous les membres de notre petit groupe, à cinq dollars la tête. (C’était un prix très avantageux pour une excursion d’observation avec guide, et cela apportait à Elaine un supplément à sa pension militaire.)

Il hocha la tête, n’osant parler à voix haute. Ces coussins confortables devaient être ses cordes vocales.

Depuis le fond des bois, l’appel discordant et nasal d’un geai bleu retentit. À ce moment, je surpris un regard passant entre eux.

Pas d’amour, ni rien de juteux ou sentimental.

 Elaine avait rayé le sentimental une fois pour toute, après avoir vu deux membres de son unité déchiquetés par une bombe improvisée, à quelques mètres du camion qu’elle conduisait. Pas après avoir passé tant de nuits blanches, incapable de dormir, sautant au moindre bruit, ce qui avait éloigné sa fille et son mari.

Seuls les oiseaux l’avaient tirée de l’abîme.

Quant à l’étranger, il avait lui aussi ses propres démons.

— Écoutez, dit Elaine. J’ai un thermos de chocolat chaud. On va faire une pause aux tables à pique-nique, dans un demi-kilomètre.

Je connaissais le lieu dont elle parlait. Il y avait des toilettes de camp et une poubelle à l’épreuve des ours.

— Et, ajoutai-je, si nous sommes chanceux, nous pourrions voir des oiseaux nouveaux pour vous là-bas!

Ah, les amoureux des oiseaux!

Ses yeux s’éclaircirent en un moment. Un large sourire transforma sa physionomie, comme si le soleil venait de se lever. 

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— Eh bien, monsieur Al, qu’est-ce qui est arrivé à votre voix? demanda Mona, en sirotant prudemment une gorgée de chocolat chaud.

Nous occupions une des deux tables, partageant deux thermos (car j’apportais toujours une bouteille thermos de thé chaud lors des excursions d’hiver, avec des tasses de métal.)

— Je parie qu’une vilaine sorcière a volé votre voix, comme pour la petite sirène qui ne pouvait plus chanter!

Je levai les yeux au ciel. Ça, ça avait été un film Disney de trop. Le canal D servait de baby-sitter, me permettant de vaquer à mes occupations, mais cette méthode n’était pas approuvée pour une longue période.

Al prenait des toutes petites gorgées de chocolat chaud, ses yeux fermés de soulagement. Puis, il claqua la langue.

— Aucune sorcière ne m’a volé ma voix, dit-il. Je l’ai fait moi-même.

Elaine pencha la bouteille thermos pour remplir sa tasse.

— Que voulez-vous dire? demanda-t-elle, après une gorgée de son chocolat chaud.

Le soleil jouait à travers les aiguilles des pins qui nous entouraient, faisant bouger des taches de lumière et d’ombre sur nous. Les autres amateurs d’oiseaux discutaient amicalement à l’autre table, échangeant des anecdotes.

Al fit un clin d’œil à Mona.

— Sais-tu que j’ai un point en commun avec la petite Sirène? Moi aussi, je chantais, avant.

Cette réponse excita tellement Mona qu’elle manqua de renverser son chocolat.

— Ooooh! fit-elle, un ululement parfait. Racontez!

Aucune chouette rayée ne répondit à son appel.

Al s’en chargea.

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— J’ai aimé la musique depuis que je suis bébé, et j’étais bon en chant, mais mes parents étaient trop pauvres pour me payer des leçons. Alors, j’ai appris en écoutant la radio, sans technique. J’ai grandi, j’ai eu des petits emplois de serveur, je grattais la guitare, jusqu’à ce que je croise des camarade de collège qui formaient leur groupe de hard rock.

— Quel groupe? demanda Elaine.

— Les Boys Meet Girls, répondit-il.

Notre guide leva un sourcil, intriguée.

— Je sais, c’est un nom stupide, admit Al. J’étais le chanteur du groupe, et à force de travail nous avons réussi à enregistrer un DVD. Un producteur nous a remarqués, et nous a fait signer un contrat pour une tournée. Notre type de musique était devenu très populaire, notre groupe était en demande. Mais je chantais encore sans méthode, sans réchauffer ma voix avant les performances. C’était, disons, dur pour mes cordes vocales.

Les gants d’Elaine agrippèrent le bord de la table.

— Je souffrais de mal de gorge, mais j’ai mis cela sur le compte de la fatigue de la tournée. Deux ans après nos débuts, un soir à Las Vegas, ma voix s’est brisée, au beau milieu d’une chanson.

— Oh, fit Mona, fascinée par le récit.

Elaine renifla.

— Mais enfin là, votre producteur ne veillait pas sur votre voix, et votre santé?

Il haussa les épaules.

— Je pense que je ne lui ai jamais demandé, ou bien il ne s’en est jamais enquis. Après la soirée ratée, il m’a accordé une semaine de repos. Mais je n’étais même pas capable de parler à l’époque.

Il fit une pause-gorgée de chocolat.

— Le docteur qui m’a examiné a déclaré que mes cordes vocales étaient finies. Comme je ne pouvais rien faire d’autre, selon le contrat, je dus abandonner le groupe. Le producteur a engagé un remplaçant. Ils sont toujours sur le circuit, aujourd’hui.

— Dites, est-ce que vous avez demandé l’avis d’un autre docteur? demanda Elaine.

— Oui, mais trois ans après ma démission du groupe. Je vivais avec mes parents, terminant une formation de comptable. Ma mère a insisté pour que je vois un médecin. Et il a trouvé, euh, un polype gros comme une arachide sur une de mes cordes vocales.

Bravo à sa mère, songeai-je.

Il pris une autre gorgée, car sa voix, alors qu’il racontait son histoire, devenait de plus en plus rauque.

— Et ce médecin, est-ce qu’il vous a dirigé vers un service adéquat? Demanda Elaine, qui cachait mal son indignation. Au Canada, vous avez un système d’assurance maladie public, n’est-ce-pas?

Il leva une main en signe d’apaisement.

— Oui, mais il y avait un temps d’attente, et mon opération à Montréal était réservée, puis 2020 est arrivé. Toutes les chirurgies non essentielles ont été repoussées pour faire place aux patients malades de la Covid. Et après, quand j’ai fini par faire enlever ce polype, trop de temps s’était écoulé.  Mes cordes vocales sont trop abîmées. 

Il laissa un soupir s’échapper de ses lèvres.

— Ne plus jamais être capable de chanter, c’est un cauchemar. Ma vie était finie.

— Vous ne pouvez pas dire cela! s’écria Elaine.

Le Canadien secoua la tête, avec lenteur.

— Vous comprenez, je n’étais pas un auteur-compositeur. Juste un interprète. Jetable. Sans ma voix, je ne savais plus quoi faire.

Les branches de pins bruissèrent au-dessus de nos têtes. Je levai les yeux, le temps de voir quatre ou cinq de geai bleus, perchés sur l’arbre. Puis d’un coup, les oiseaux quittèrent leurs branches respectives.

— Alors, vous avez découvert les oiseaux, dis-je, me penchant de côté pour suivre du regard le vol désordonné des geais.

Il hocha la tête.

— Après mon opération, j’ai fait ma convalescence chez mes parents. Ma mère avait installé trois mangeoires sur le patio où je me reposais. 

Vraiment, il faudrait bien que je contacte sa mère à Montréal.

— Et ma mère a mis un après-midi des grains dans ma main. Un oiseau est venu. Et plein d’autres, comme si j’étais St-François d’Assises! 

Mona poussa un soupir d’émerveillement.

— C’est tellement mignon!

Al lui sourit.

— Oui, et j’ai voulu savoir leurs noms. Plus que leurs noms, même : où ils allaient, d’où ils venaient, comment ils vivaient. Et je voulais les écouter chanter.

Combien de chemins différents mènent à l’amour des oiseaux!

Elaine devait avoir eu la même pensée, car ses yeux étaient embrumés.

— Oui, dit-elle. J’ai trouvé les oiseaux, après l’Afghanistan.

Al se retourna vers elle, surpris.

— Ce qui vous est arrivé, m’est arrivé, dans l’armée, dit-elle.  Gueuler des ordres dans l’air sec du désert détruit votre voix très vite. Mais les sergents ne sont pas des médecins, alors ils crient des ordres jusqu’à ce que leur voix devienne enrouée. Puis ils recommencent le jour suivant.

Il cligna des yeux.

— Vous étiez un sergent? Pourtant, vous avec une bonne voix. Un peu rugueuse sur les bords, mais pas détruite comme la mienne.

— Votre producteur était un misérable grippe-sous, dit Elaine. Au Canada et ici, il y a de bons spécialistes qui peuvent vous aider, comme ils m’ont aidée, moi (grâce à l’oncle Sam). J’ai eu à faire des exercices pour entraîner ma voix, et le dommage à mes cordes s’est résorbé.

Elle pose théâtralement sa main sur sa gorge.

 — Je suis loin d’avoir une voix de sirène, dit-elle en regardant Mona.

Ma petite-nièce ne se laissa pas démonter.

— Ah, mais je suis sûre que vous allez attraper votre prince, un jour!

 Oooh, cette enfant! Je sentis mes joues chauffer au rouge, comme un cardinal.

Mais l’ancienne sergent et la vedette rock déchue éclatèrent de rire ou, dans le cas de Al, des sifflements doux. Ces deux-là me semblaient bien à l’aise ensemble, comme de vieux amis.

Cette fois, quand les aiguilles de pins bruissèrent tous près, nous regardâmes à temps pour voir une apparition rousse tachetée de blanc, perchée sur une branche à mi-hauteur.

L’oiseau était plus court qu’une chouette barrée, mais ce petit-duc maculé roux valait le coup d’œil, avec cette paire de grands yeux jaunes fixés sur nous. Mona retint un cri de joie en apercevant les deux fines projections qui prolongeaient les sourcils, des cornes à la Harry Potter.

— Là, ma tante, le « Superbe-Owl »!

Et, peut-être par hasard, ou parce que le sergent et la rock star étaient plus occupés à vérifier s’ils étaient prince ou sirène qu’à le mitrailler de photos, le petit-duc roux demeura en place pour accepter notre respectueux hommage.

FIN


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